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Uberisation : quelques clés pour mieux comprendre

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Dans un article récent, le journal Le Monde explique comment Ben Becker et Elliot Glass, deux Américains actifs dans le monde de la publicité, ont habilement trompé leur monde en orchestrant une campagne de lancement pour une fausse application, prétendument destinée à devenir un Uber pour crottes de chien:

Pooper est l’une de ces start-up que nous connaissons bien, qui vous propose, moyennant modeste finance, de vous simplifier la vie. Design épuré et élégant, clip vidéo léché, présenté par un jeune archétype de l’entrepreneur branché (moins de 30 ans, lunettes et chemise à carreaux), le site Internet de Pooper (« poop » signifie « caca » en anglais) copie tous les codes des entreprises de l’économie collaborative, comme Airbnb ou Uber. Un seul détail devrait mettre la puce à l’oreille du lecteur averti : le logo, une petite crotte stylisée (blanche sur fond vert) avec un sourire en dessous.

Au-delà du canular et du ‘happening’ artistique, Becker et Glass se sont livrés à une satire plutôt féroce d’une économie digitale peuplée de startups qui proposent des applications et des plateformes pour tout et, à leurs yeux, n’importe quoi. Newsweek utilise ces termes: “The target of Pooper’s satire is an innovation economy that prioritizes trivial “hacks” instead of addressing genuine societal ills.”

Qu’est-ce que l’uberisation?

Dans le monde francophone, on a créé le néologisme uberisation pour décrire ce phénomène. Comme le terme est récent, ses contours sont encore assez flous. Il est donc important de prendre un peu de recul pour tenter de répondre aux questions suivantes: Que faut-il exactement entendre par uberisation? Quels sont les facteurs qui favorisent ou freinent son développement? Quels en sont les impacts économiques pour le fonctionnement de l’économie?

C’est la mission que j’ai confiée à deux étudiants de la Louvain School of Management. Dans leur travail de fin d’études, intitulé “Uberisation : définition, impacts et perspectives” (que vous pouvez télécharger ici), Renan Lechien et Louis Tinel proposent d’abord leur propre définition de l’uberisation. Pour ce faire, ils ont compilé les éléments proposés par un large panel d’intervenants (consultants, acteurs de l’économie collaborative, scientifiques, journalistes, …), de manière à réunir différents points de vue. Selon eux,

L’uberisation d’une industrie peut être définie comme étant un phénomène présentant les deux caractéristiques suivantes : l’entrée d’une plateforme P2P [‘peer-to-peer’] dans une industrie existante, ainsi que le bouleversement des rapports de force entre les entreprises établies de cette industrie et la plateforme P2P. L’uberisation de l’économie correspond donc à l’émergence de ce phénomène dans de plus en plus de secteurs.

uberisation

Qui peut se faire ‘ubériser’?

En s’appuyant sur cette définition, les auteurs examinent ensuite les facteurs pouvant favoriser ou défavoriser l’uberisation. Il s’agit de répondre à la question suivante: pourquoi certains secteurs économiques sont-ils plus sujets que d’autres à l’uberisation? On peut mettre les facteurs suivants en évidence.

  • Le niveau de confiance que les ‘pairs’ doivent avoir les uns envers les autres pour qu’une transaction puisse se réaliser. Plus ce niveau est élevé, plus il sera couteux pour une plateforme virtuelle de mettre en place les mécanismes permettant de rassurer les parties prenantes quant à leur fiabilité respective (via des systèmes de réputation, de recommendation, etc).
  • La complexité des services échangés. L’uberisation repose sur des plateformes P2P, ce qui équivaut à dire que le service concerné doit pouvoir être offert par un large réservoir de ‘pairs’, c’est-à-dire des individus sans qualification particulière. La seule condition est que ces individus disposent de ressources inutilisées qu’ils sont prêts à mettre à disposition d’autres pairs (d’où l’idée d’une économie ‘collaborative’ ou ‘de partage’). Plus un service est complexe (ou plus il requiert de qualifications particulières), plus le nombre de ‘pairs’ pouvant l’offrir est réduit, ce qui met nécessairement à mal le modèle P2P.
  • Les caractéristiques des biens échangés. Selon leurs caractéristiques, certains biens seront plutôt échangés selon le schéma classique d’achat/vente, tandis que d’autres se prêteront à ces nouveaux modes d’échange basés sur le partage, le prêt ou la location. Ainsi, des biens que l’on utilise quasiment en permanence (des lunettes) ou que l’on peut devoir utiliser à n’importe quel moment (un générateur de secours) peuvent difficilement être prêtés ou partagés. A l’inverse, des biens relativement chers qu’on utilise peu souvent et de façon prévisible (une perceuse) peuvent, sans trop de dificulté, être mis à disposition d’autres utilisateurs quand on n’en a pas l’usage (pour autant, bien sûr, que les coûts de transport ne soient pas prohibitifs; pour plus de détails, voir Horton and Zeckhauser, 2016).

Sharing

Que faire si l’on est ‘uberisé’?

Dans la troisième partie de leur travail, Lechien et Tinel analysent les stratégies que peuvent déployer des entreprises installées quand elles se voient menacées par l’entrée de plateformes P2P. Les compagnies de taxi sont les premières à avoir été ‘uberisées’ (le terme prenant ici sa signification litérale); on pense aussi aux chaines hotelières et aux hotels indépendants qui doivent réagir face à l’entrée de Airbnb. Nous reprenons ici les recommandations que font Matzler, Veider et Kathan (2015) pour contrer l’entrée de plateformes P2P (ou en minimiser l’impact négatif) :

  • Vendre l’usage du produit plutôt que le produit lui-même (comme Daimler l’a fait avec son service de partage de voitures car2go);
  • Aider les clients à revendre leurs biens (à l’image de la plateforme de revente de meubles proposée par Ikea);
  • Exploiter les ressources et capacités inutilisées (par exemple, le partage de bureaux en collaborant avec une plateforme comme LiquidSpace);
  • Offrir un service de réparation et de maintenance (comme Best Buy l’a fait en rachetant Geek Squad, spécialisé dans la réparation d’ordinateurs);
  • Utiliser l’économie P2P pour cibler de nouveaux clients (à l’instar de Pepsi qui s’est allié avec la plateforme Task Rabbit pour lancer un nouveau soft drink);
  • Développer un nouveau modèle d’affaires via l’économie P2P (comme la plateforme Kuhleasing.ch créée par des fermiers suisses pour louer des vaches et des séjours à l’alpage, ou comme GM le fait via son acquisition de Sidecar).

Dans le reste de leur travail, Renan Lechien et Louis Tinel tentent de mesurer le pour et le contre de l’uberisation pour le fonctionnement de l’économie. Ils envisagent aussi les conséquences de l’uberisation pour la régulation. Ils terminent leur travail en appliquant leur analyse au cas de l’entrée d’Uber dans l’industrie du taxi.

Je vous invite vivement à consulter leur travail car il propose un cadre d’analyse pertinent pour comprendre les tenants et les aboutissants de l’uberisation. Un thème que nous ne manquerons pas de continuer à explorer sur IPdigIT!


Photo credit 1: eric.delcroix via VisualHunt / CC BY-NC-SA

Photo credit 2: Frits Ahlefeldt, Hiking.org via VisualHunt / CC BY-NC-ND

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